The sopranos (1999-2007) David Chase
Après avoir entendu tant d’éloges sur la
série The Sopranos, compté leur nombre exponentiel de récompenses,
constaté que d’année en année l’engouement du public ne faiblissait pas et
qu’elle allait même jusqu'à inspirer les rappeurs français, il nous faut
constater aujourd’hui que la première saison à elle seule mérite toutes ces
exégèses survoltées.
Ces 13 premiers épisodes grisants rendent
indéniablement Sopranophiles.
Pourtant traiter le sujet de la mafia sans tomber dans le plagia ou le
déjà-vu, le manichéisme ou le parti pris de la violence, est-ce encore
possible ? Affirmatif. David Chase l’a osé et nous on jubile. Exit les
clichés : tout est mesuré, dosé pour éviter la caricature : on ne
nage ni dans le sang ni dans la sexe dont le créateur aurait pu royalement
abusé.
D’entrée le générique entraînant nous séduit : sur fond de « got
yourself a gun » (procure-toi un flingue), il met en scène le personnage
de Tony Soprano, mafioso notoire tâchant de s’occuper au mieux de sa famille
tout en gérant ses activités, ses relations de travail et ses crises de neurasthénie
passagères.
Toute l’originalité
de la série repose sur les confidences de ses états d’âmes à une psychanalyse,
confidences qui ponctuent régulièrement chaque épisode. David Chase nous
transforme alors en voyeur désireux d’en savoir un maximum sur le quotidien
d’un gangster. Tout comme le Dr Melfi, sa psychiatre, on est baladés entre la
curiosité et la crainte, l’attachement aux personnages et la conscience de leur
mort précipitée, s’interrogeant sans cesse sur ce choix de vie dangereux.
(Dr Melfi) -Une prédisposition
n’est qu’une prédisposition, pas un destin implacable, on peut tous faire des
choix. Vous pensez que tout est écrit à l’avance, vous ne croyez pas à la
notion de libre-arbitre ?
(Tony)- Alors pourquoi je ne
suis pas potier au Pérou ? Je suis né dans cette merde. On est ce qu’on
est.
-Avec un certain nombre de
choix, on est en Amérique.
-Ouais l’Amérique…
Hérédité, prédisposition, statut social : Tony, fataliste, ne se
considère que comme l’injuste successeur des activités de ses aïeux qui, à
défaut d’avoir connu l’université aura construit sa fortune sur l’illégalité. Mais
malgré cette aisance matérielle, Tony Soprano et son épouse se voient méprisés
par leurs antipathiques voisins les Cusamano, médecins et leurs amis avocats et
traders.
Tous, en dehors des Sopranos dont le téléspectateur
devient le passif complice, finissent par sembler en marge : le clan de
l’oncle Jun assoiffé de pouvoir est détestable, la bande huppée des Cusamano,
condescendante, monopolise notre mépris et les agents du FBI endossent les
rôles des persécuteurs insatiables. Car même si Tony peut tuer de sang-froid et
que sa femme, consciente de ses activités, est de connivence, les voir se
débattre dans leurs contradictions et rongés par la culpabilité en fait des êtres
imparfaits, complexes et fragiles, en mesure de gagner toute notre sympathie.
Notre sympathie relève aussi du fait que dans
un monde d’illégalités, Tony et sa bande semblent avoir leur place. Où s’arrête
le légal et où commence l’illégal ? Cette frontière de plus en plus
indéfinie est très souvent discutée, que ce soit par les Cusamano et ses
amis :
(Cusamano)- … et puis c’est
quoi un gangster ?
(Un ami)- C’est vrai qu’on
voit aussi des choses étranges dans la salle de conseil.
(Son épouse)- Allons, ce n’est
pas la même chose.
(Cusamano)- Marchés,
pots-de-vin. Parfois je me dis que ce qui différencie un homme d’affaires
américain d’un mafioso, c’est qu’il ne bute personne.
ou par Tony et sa psychanalyse :
- Est-ce que vous avez des
remords en ce qui concerne vos activités ?
- Ah, ne me parlez pas de
légalité ! Et l’industrie chimique, elle pollue les rivières et des tas de
gosses naissent difformes !
Justice, légalité se flouent au cours des épisodes : il n’est plus
question de mafiosi et de gens honnêtes mais d’un groupe de personnes
s’efforçant de vivre et de cohabiter du mieux qu’ils peuvent dans un monde
dominé par cette sempiternelle soif de pouvoir et d’argent.
Une
des autres particularités de cette série est que chaque épisode regorge de
références : aux films, à la musique, à des stars, à l’Histoire, aux religions
et diverses croyances…etc...et comme pour nous rappeler qu’il ne veut pas se
prendre au sérieux, David Chase nous en fait part avec beaucoup d’humour. De
l’oncle Jun qui partage une blague avec ses sbires (« Vous connaissez l’histoire du parrain chinois ? Il leur
fit une offre qu’ils ne pouvaient pas comprendre. ») à l’imitation que
fait souvent Silvio d’Al Pacino dans The Godfather Part III et qui amuse
Tony, en passant par le double sens du titre du 9ème épisode Boca (bouche en italien qui désigne à la
fois le lieu et la façon dont l’oncle Jun aime faire plaisir à sa petite amie
et métaphoriquement les confessions de Tony à sa psychiatre, qui affirme
d’ailleurs, convaincu : « J’ai
fait un an et demi de fac, je comprends donc très bien Freud et toutes ses
théories. ») David Chase ne s’arrête jamais et on adore ça.
Toutes les références et allusions dont David
Chase raffolent nous incitent à la recherche : il nous communique son
amour des grands films de gangsters et nous invite à les découvrir: la trilogie
de The Godfather de Francis Ford Coppola, The Goodfellas (Les
affranchis) de Martin Scorsese, Scarface de Howard Hawks et de Brian
De Palma entre autres, dont il revendique librement l’influence. Martin
Scorsese apparaît d’ailleurs brièvement dans un des premiers épisodes lors
d’une soirée VIP et on a pu apercevoir furtivement un magasin de réparation
portant le nom de Bunuel. Beaucoup de
noms ou d’évènements sont également succinctement discutés et éveillent la
curiosité comme celui de Francis Albert qui sont en réalité les deux prénoms de
Frank Sinatra ainsi que « Lepke » et son groupe Murder Incorporated qui désigne l’un des
plus grands mafiosi de la première partie du 20ème siècle et le seul
avoir jamais été condamné à la peine de mort.
Evidemment, tous les acteurs sont géniaux.
Cela fait partie de la réussite du projet : un casting extrêmement
rigoureux, des acteurs professionnels soigneusement dirigés ; ce qu’il
manque cruellement en France, où la vanité semble avoir gangrené le métier. Ici
en revanche, rien, que ce soit dans le scénario, la structure et la musique de
chaque épisode, les personnalités complexes des différents personnages n’a de
faille, tout fonctionne à merveille.
Si des voix s’élèvent pour critiquer la
sympathie que développe la série pour un gangster, ou les remarques racistes,
ou encore la vision manichéenne des italo-américains..etc… tant mieux !
Car souvent c’est ce qu’engendre une très bonne fiction, résultat d’un travail
rigoureux et réfléchi qui ne s’applique pas à s’attirer les faveurs du public
mais qui au contraire le bouscule, l’interroge, le fait rire, l’impressionne,
le remue et lui décrit un monde dont il est avide d’entendre les histoires.
C’est ce genre de stimulation dont les scénaristes américains ont le secret et
dont les téléspectateurs raffolent. David Chase, qui déteste la programmation
des networks américains, nous raconte des histoires comme il se les raconte à
lui-même et comme il aime les entendre ; pas de condescendance, pas de
mépris pour celui qui les regarde et ce respect du téléspectateur est
indispensable. Dans un pays comme les Etats-Unis où la barre est placée très
haut quant à la production des séries, le téléspectateur gourmand est devenu
exigeant et David Chase talentueux s’est montré plus qu’à la hauteur.
Et si comme le raconte l’anecdote, il aurait
imaginé le scénario des Sopranos en s’inspirant de sa relation apparemment très
complexe avec sa mère, prions pour qu’il y ait d’autres déjantées dans le clan
des Chase.
En attendant, sur six saisons, cinq restent encore à découvrir. Que demander de plus ?